Même dans l’adversité, les Grecs arrivent à garder le sens de l’humour : dans l’escalier qui mène aux étages du centre des impôts du quartier chic de Neo Psychiko, à Athènes, le mur a été défoncé comme par un coup de poing. Quelqu’un a écrit au-dessus du trou : «Tapez votre tête ici si vous avez voté pour Antonis [Samaras, le Premier ministre grec, ndlr].» Et il en faut, de l’humour, pour supporter la tourmente fiscale qui s’est abattue sur les Grecs depuis 2010, surtout lorsqu’elle s’allie à l’impéritie de l’administration locale. Un exemple ? En septembre, au retour des vacances, tous les propriétaires ont trouvé un avis de paiement d’un nouvel impôt foncier décidé en… 2010. «On a eu des problèmes avec l’informatique si bien qu’on a dû envoyer les avis de paiement 2011-2012-2013 en même temps»,explique un ministre grec, un tantinet gêné. L’impôt annuel n’est déjà pas négligeable, mais sur trois ans il devient carrément insupportable pour une bonne partie de la classe moyenne, la plus touchée par l’austérité. Ainsi, une institutrice qui a reçu un appartement donné par son riche père voit quasiment tout son salaire annuel passer dans le paiement de cet impôt : elle va devoir le vendre pour en louer un plus petit.

Accorder un délai de paiement aux contribuables ?

Réponse d’un responsable gouvernemental : «Vous n’y pensez pas : on a besoin d’argent, et 80% des Grecs sont propriétaires d’un logement qui a généralement été acquis avec de l’argent noir, voire construit sans permis sur le domaine de l’Etat. Ils doivent payer maintenant…»Ambiance. Il est vrai que, si beaucoup de Grecs se plaignent, c’est aussi parce qu’ils avaient perdu l’habitude de payer des impôts. L’évasion et la fraude fiscales atteignent encore des sommets qui expliquent beaucoup de la crise grecque : en 2012, le FMI et la Commission européenne estimaient la fraude entre 40 et 45 milliards par an, soit de 12% à 15% du PIB. Harry Theoharis, le secrétaire général chargé des recettes fiscales, pense qu’elle se situe plutôt «entre 20 et 25 milliards d’euros par an. Mais il est certain que, si on arrivait à collecter vraiment l’impôt, une grande partie du problème de la dette grecque disparaîtrait». Un avis que partage Tryphon Alexiadis, vice-président du syndicat des agents du fisc :«La fiscalité est la clé de la crise grecque : si on avait réussi à collecter 5 milliards d’euros de plus au cours des douze dernières années, on aurait eu 60 milliards de plus, soit aucun problème de dette !» Mais, en Grèce, c’est plus simple à dire qu’à faire. «La question fiscale reste un sujet d’inquiétude car l’augmentation de la collecte des impôts n’est pas très impressionnante en dépit des réformes», reconnaît Horst Reichenbach, le patron de la «task force» de l’UE chargée d’aider la Grèce.

«Byzantin»

Le pays part de très loin il est vrai. En débarquant en 2010, les agents du FMI n’en ont pas cru leurs yeux : «Si on avait voulu inventer une administration qui ne pouvait pas fonctionner, on n’aurait pas fait mieux que le fisc grec», raconte l’un d’eux. «Ordre juridique byzantin»,«autonomie quasi complète des centres des impôts», «corruption», énumère-t-il. «On peut dire que le paiement des impôts et des cotisations sociales se faisait sur la base du volontariat avant 2010», poursuit un fonctionnaire européen présent à Athènes. «Comme le contrôle fiscal individuel n’existait pas, on aurait eu tort de se gêner.» Depuis trois ans,«l’Etat a commencé à restructurer le fisc», raconte Harry Theoharis. «On a fait partir 1 500 agents et on a réduit le nombre de centres des impôts de 290 à 120. Maintenant, il y a peu de contacts entre les agents et les citoyens : ces derniers font leur déclaration par Internet et payent l’impôt auprès des banques, ce qui limite les possibilités de corruption.»

Armateurs

Mais ce n’est pas en quatre ans qu’on bâtit une administration fiscale efficace, surtout avec le même personnel. Les résistances politiques sont très fortes aussi : «Il a fallu se battre pour créer des structures indépendantes du pouvoir politique comme le secrétariat général chargé des recettes fiscales, que dirige Theoharis», raconte un diplomate européen. Et le bras de fer continue : «La Commission a demandé que 80% du SDOE[l’élite du contrôle fiscal qui s’attaque aux grandes fortunes, ndlr] soit placé sous les ordres de Theoharis, mais Antonis Samaras et le ministre des Finances, Yannis Stournaras, ne nous ont accordé que 10%, car ils veulent garder la main sur les contrôles fiscaux.» Sans la présence de l’UE et du FMI, «Theoharis sait que ses jours seraient comptés»

C’est ce contrôle politique du fisc qui explique en grande partie la frustration des Grecs : l’égalité devant l’impôt reste très théorique. Si les fonctionnaires et les retraités ont vu leurs revenus amputés de 30% en moyenne et leurs impôts augmenter, ni les armateurs, protégés par une Constitution très difficile à amender, ni l’Eglise n’ont été mis à contribution. De même, «le contrôle des particuliers à fort enjeu», comme le dit un fonctionnaire européen, c’est-à-dire les médecins, les avocats ou les pharmaciens, «est l’un des domaines où les progrès sont les plus lents». Les contrôles fiscaux restent rares et débouchent encore plus rarement sur des redressements et des condamnations. Enfin, les très gros fraudeurs (entreprises, grandes familles) continuent à bénéficier de fortes protections. «L’un des problèmes majeurs reste le trafic de carburant qui permet d’éluder des milliards d’euros de taxes. Mais on n’y touche pas, car les intérêts en jeu sont trop puissants.» Un diagnostic que partage Tryphon Alexiadis : «Le manque de volonté politique est le mal principal dont souffre le fisc grec. Les amis politiques de ceux qui sont au pouvoir sont toujours protégés.»